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Coronavirus : “C’est face au danger que nous comprenons l’intérêt de nous unir”

Lundi 30 mars 2020, par FabienSoyez

Julia de Funès, philosophe et diplômée en RH, auteure de « La comédie (in)humaine » et de «Socrate au pays des process», analyse pour nous le nouveau collectif qui se forme actuellement à distance, et qui remet en question l’intérêt des réunions, de l’open space, du flex-office et des team building, destinées à unir les salariés. Elle voit aussi dans l’expérience du confinement et du télétravail forcé l’occasion d’en finir avec la “fausse distinction” entre la vie professionnelle et la vie personnelle

 

En quoi selon vous la crise actuelle et le confinement qui en résulte, nous éclairent-ils sur la puissance du collectif ?

Nous voyons naître une solidarité assez forte ; et cette crise est l’occasion de prendre conscience que les team buildings et tout ce que nous nous efforçons de trouver pour souder des équipes ne fonctionne pas en général très bien, car on ne fait pas corps. La cohésion ne se décrète pas. Pour qu’il y ait solidarité, il faut qu’il y ait un intérêt commun, mais sans l’existence d’une menace, nous nous réunissons sans pour autant être unis.Actuellement, si le peuple fait soudain corps, c’est parce qu’il y a un danger et que chacun est menacé dans sa liberté, sa vie quotidienne et son activité. C’est parce qu’il y a un risque que nous comprenons l’intérêt de nous unir et que nous adhérons à une forme de solidarité.Le collectif, notamment au travail, n’est donc absolument pas le résultat d’une injonction venant de l’extérieur. Inciter les collaborateurs à travailler ensemble ne suffit pas. Il ne s’agit pas non plus du résultat d’un sens commun, de la convergence d’ambitions communes, car il est toujours possible d’aller dans la même direction, sans former pour autant un véritable collectif. Il faut nécessairement un danger pour son propre intérêt pour que nous nous rallions au tout.Durant ce confinement généralisé, l’isolement rend aussi les réunions plus utiles et nécessaires qu’en temps normal. Bien souvent, en entreprise, il y a trop de réunions inutiles, environ 60 %. Nous sommes tous ensemble, mais nous nous réunissons pour nous réunir, sans qu’il y ait un véritable objectif et que cela n’aboutisse à quelque chose d’intéressant. Actuellement, quand nous nous réunissons (à distance, en visioconférence), combien même l’intérêt de l’ordre du jour n’est pas nécessairement justifié, cela crée au moins une interaction sociale. La réunion a immédiatement un intérêt, car nous nous retrouvons ensemble, nous discutons, nous interagissons. Or, nous avons besoin de lien social, et même si tout est virtuel, nous réalisons à quel point nous sommes attachés aux relations humaines réelles et au collectif.

Loin de remplacer toutefois les bienfaits du contact réel, le virtuel permet d’en redécouvrir tout le prix. Le paradoxe étant que l’isolement améliore les interactions et les échanges. Nous avons créé dans les entreprises des conditions de travail destinées à créer des échanges (open spaces, flex office,team building) en supprimant les murs, les cloisons, les bureaux privés, ou en organisant des séminaires de cohésion infantilisants ; mais dans les faits, les travailleurs se parlent en fait moins dans des espaces ouverts par peur de déranger les autres, et les jeux à 30 ou 40 dans des salles de design thinking au vert ne débouchent que rarement sur la formation d’un vrai collectif. À contrario,le confinement actuel resserre ce que la promiscuité d’hier pouvait relâcher. Le fait d’être privé de la vie publique crée beaucoup plus d’interactions : nous avons besoin de discuter entre nous, nous ne dérangeons personne en communiquant virtuellement ensemble, et nous communiquons finalement mieux en étant isolés qu’en étant tous les uns à côté des autres.C’est donc bien la preuve que l’isolement n’est pas la solitude, et que l’isolement ne nous prive pas de la présence des autres, quand bien même elle nous coupe de la vie sociale. Et dans ce contexte, les interactions véritables sont d’autant plus attendues

 

Quels enseignements peut-on tirer de cette expérience en matière de collectifs et d’organisation du travail ?

Nous prenons conscience que les matchs de football ne sont pas les seuls moments capable de réunir et de souder véritablement les personnes. Je ne cherche pas à mettre en valeur cette période de crise,mais l’un des bienfaits de ce malheur reste de nous réunir et de nous pousser à faire corps. Nous nous unissons face au danger.L’enseignement que nous pouvons en tirer est que les entreprises les plus soudées et solidaires sont celles qui font face à une menace ; concurrentielle, financière, managériale, d’attractivité... Cela ne signifie pas que les organisations devraient rechercher le danger ou l’urgence, et prendre des risques.Mais les dirigeants et managers comprendront peut-être qu’ils doivent arrêter les formations infantilisantes, les réunions inutiles, le coaching à tout va destiné à apprendre comment travailler ensemble et former un collectif.

Comment analysez-vous le télétravail forcé qui s’impose à nous actuellement ?

Je trouve que c’est l’occasion idéale pour contrer tous les arguments qui consistaient à dire que le travail à distance est impossible, difficile à mettre en place, et qu’il prive les télétravailleurs de lien social. Nous voyons bien en ce moment même que lorsque le télétravail est imposé (par le gouvernement, en l’occurrence), il est très vite adopté. Même si les conditions sont loin d’être optimales pour le généraliser, toutes les entreprises se sont débrouillées pour le mettre en place.Pour certaines, il en allait de leur survie.Nous constatons donc aujourd’hui que le télétravail est davantage une question de volonté que de possibilités, et qu’il s’impose quand nécessité oblige. La menace du coronavirus nous aura permis de comprendre que cette façon de travailler est possible et fonctionne. La crise aura donc permis, au moins, d’accélérer sa généralisation, notamment dans des organisations où il stagnait encore

Comment voyez-vous le management et les façons de travailler évoluer, une fois l’épidémie passée ?

Selon moi, le travail en sortira plus flexible, fluide, décongestionné et agile. Le télétravail sera installé,et de nouvelles façons de travailler seront plus facilement applicables, du coworking au travail mobile. Cette expérience va donc enrichir toutes les possibilités de travail.De leur côté, les managers sont actuellement obligés de faire confiance à leurs collaborateurs. Ce télétravail forcé valorise la confiance laissée au salarié, puisque nous avons bien la preuve qu’il est possible de travailler sans avoir besoin de tout contrôler. Seul les résultats comptent. Cette expérience du confinement force les entreprises à mettre en place un management par la confiance,que personne ne pourra oublier une fois la crise terminée.

De nombreux télétravailleurs sont obligés de gérer leurs enfants en parallèle. Pour vous, le confinement va-t-il bouleverser la distinction vie professionnelle–vie personnelle ?

Cette expérience fait enfin exploser cette fameuse distinction vie professionnelle–vie personnelle, à laquelle je n’ai jamais cru. Le travail influe sur votre moral même une fois rentré chez vous, et vos soucis personnels pèsent aussi sur votre activité professionnelle. J’ai toujours considéré cette distinction comme fausse et artificielle.Nous voyons que malgré les difficultés, même en télétravaillant au sein de sa famille, il est possible de s’en sortir. Les deux sphères se mélangent donc,mais positivement, puisqu’elles l’ont toujours été, dans un sens.Actuellement, vie privée et vie professionnelle s’enchevêtrent complètement sans rendre le quotidien impossible. Après la crise, nous arrêterons sans doute de vouloir absolument dissocier les deux. Sans pour autant abolir complètement cette dichotomie. Nous pourrons réajuster le curseur.Nous aurons moins de complexes à dire à notre manager que nous devons aller chercher nos enfants à 17 heures.Cela va simplifier les contraintes liées à la parentalité, qui étaient encore mal vues dans certaines entreprises restée rigides et passéistes. Tout ayant été mêlé pendant le confinement, il ne s’agira plus d’un tabou. Nous n’emmèneront évidemment pas nos enfants au bureau ! Mais nous pourrons parler plus librement de notre vie personnelle au bureau, et vice versa. Les entreprises seront sans doute davantage bienveillantes face aux salariés parents, et accepteront une plus grande flexibilité dans leurs horaires et leur organisation

Y aura-t-il un avant et un après confinement ?

Tout a été chamboulé,des entreprises feront faillite, des travailleurs se retrouveront au chômage... Il ne s’agit pas juste d’une pause, d’une parenthèse, mais d’une période qui change la donne.Économiquement, mais aussi socialement, beaucoup de choses changeront. Dans la manière d’appréhender sa vie personnelle et sa vie au travail, il y aura probablement de grands changements : actuellement, nous nous posons beaucoup de questions, nous revenons à l’essentiel (notre famille), nous remettons en question nos conditions de travail et le rythme de nos activités professionnelles. Nous nous demandons même parfois pourquoi nous travaillons, et quel est le sens de ce que nous faisons. Cela devrait donc conduire à modifier certains comportements, et transformer notre façon de travailler.

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